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Une journée au Sleep-in -

Récit d'un accueil de jour

 

J'arrive près de la petite maison jaune. Un monsieur se lève pour ouvrir le portail quand il aperçoit ma voiture. Je suis accueillie par quelques « welcome !». Deux hommes qui fréquentent la structure, munis de pinces et de sac poubelles 110 litres, sont en train de ramasser les déchets dans la cour.

 

Mon collègue Benoît arrive. Nous n'avons de loin pas fini la mise en place, alors qu'une trentaine de personnes se pressent devant la porte. Avec « ce Corona», on ne peut pas faire comme on voudrait. Il faut en permanence être « sûr.e.s » de qui est dans la maison. En réalité, bon nombre d'entre nous trouve cela complètement absurde. Les personnes que nous accueillons sont tout le temps ensemble et la plupart ont passé les derniers mois à dormir en « boîte de sardines», serrées les unes contre les autres pour ne pas succomber à la morsure du froid.

 

Benoît prend les noms de toutes les personnes déjà présentes dans la maison, ça fait déjà 33 ! Je sais qu'on ne pourra pas faire entrer tout le monde, et cela me frustre déjà. Je commence à prendre les noms qui sont dehors, je peine souvent à reconnaître les gens, sous leurs masques, leurs bonnets et leur fatigue. Voilà, nous sommes « complet », je dis aux autres qu'il faudra attendre que des personnes sortent.

 

Ils me disent que c'est injuste, que les personnes qui ont passé la nuit à l'intérieur ont déjà bien assez profité. Je réponds que lorsqu'ils passeront la nuit à l'intérieur à leur tour, ils seront contents de simplement pouvoir rester. Je sais que mon argumentation est fausse, et je m'en veux un peu. Ces jeunes hommes originaires, pour la plupart, d'Afrique de l'Ouest ont, en réalité, peu de chance de passer la nuit à l'intérieur. Ils font partie du groupe « G3 » : car ils sont « étrangers », « hommes » et en « bonne santé ». Je pourrais écrire quelques pages sur cette problématique. Et plus généralement, sur le non-sens d'un lieu d'accueil à bas seuil forcé de fonctionner avec des réservations imposées par la Ville. Quelques pages également sur l'encrage si profondément inscrit du racisme d'Etat dans les institutions, qui fait qu'on ne voit même pas de problème à classer les gens sur la base de leurs origines. Mais revenons au déroulement de la journée.

 

Un groupe de jeunes hommes discutent bruyamment dans la cuisine, en pelant des oranges et en mangeant des St. Nicolas. Ils ont dû apercevoir la caisse de nourriture de Table Suisse, et se sont dépêchés de lui faire un sort, avant qu'on ne l'apporte dans le salon. Je sais que ces jeunes hommes, ou devrais-je dire, ces grands ados, viennent de la même région. C'est un beau moment, un moment privilégié, ils ne sont qu'entre eux, un petit groupe qui semble se réunir par amitié et pas seulement par nécessité. L'un d'eux me tend un St. Nicolas pas encore démembré.  Je décline. Une orange alors ? Non plus. Même s'il y a des éclats de rire, le sujet a l'air sérieux, ils semblent parler de politique, et le ton monte régulièrement. Je les interromps en disant que je vais bientôt fermer la cuisine, qu'ils peuvent finir leur petit-déjeuner mais qu'ils ne pourront pas se mettre à cuisiner, Covid oblige. « God bless you » me répond-on, et les discussions reprennent.

Je descends avec quatre femmes de la communauté Rrom au local de la Maraude, pour la distribution d'habits. Cette pièce, que nous prêtons à la Maraude, mériterait tout simplement d'être trois fois plus grande. Nous peinons à circuler entre le matériel de distribution de nourriture, le petit stock de sacs de couchage, les réserves de produits d'hygiène, les vestes d'hiver accrochées à des cintres, et les dizaines de piles d'habits entassés sur les étagères. Je me dis qu'on a de la chance que ces gens existent et qu'ils et elles fassent tout ce travail.

 

Après une longue fouille, nous remontons au rez. Benoît est en train de prendre un ticket de train pour un monsieur qui doit se rendre au plus vite en Italie.  Je descends lancer une lessive, je remonte ce qui est sec. Je suis toujours attristée de voir à quel point la plupart des gens ont peu d'habits. Mais en réalité, où en stocker plus ? Le sort des effets personnels des gens sans domicile est une question centrale, à laquelle personne ne semble souhaiter répondre. Bref, il faut donc être sûr que si on prend une lessive, on pourra la laver et la sécher à temps, et que la personne ne se retrouvera pas sans sa veste au moment de la fermeture.

 

Une jeune femme arrive. Jamais vue. Elle rase les murs. Elle a un physique « avantageux » et ça n'aide pas dans ce milieu composé à 90% d'hommes. Elle a faim. Elle mange vite et dans son coin, comme si c'était son premier repas depuis longtemps, ou comme si elle craignait qu'il soit interrompu. Je ne peux pas m'en empêcher, je suis toujours très touchée par ces femmes seules qui sont suffisamment précaires pour n'avoir d'autres solutions pour l'après-midi que ce salon.

 

Plus tard, cette personne vient au bureau pour savoir si on a des serviettes hygiéniques. Benoît est en haut. Je me demande si elle a guetté le moment où il ne serait pas là pour me poser la question. Je lui montre notre stock et je lui dis qu'elle peut prendre tout ce qu'elle veut. Je lui propose ces pauvres serviettes (achetées par nous ou amenée par des associations) et c'est comme si je lui faisais un cadeau de valeur. Quelle angoisse ces histoires de menstruation et de protections hygiéniques doit être pour les femmes qui vivent dans la rue et/ou dans l'extrême précarité.

 

Dans le salon, le repas touche à sa fin. Un jeune de la région arrive en trombe. Il n'est pas très intéressé par la nourriture. C'est un consommateur et ses addictions rythment sa vie et une partie de son comportement. Comme d'habitude, il n'a plus de cigarette. Il gueule. Un jeune homme nigérian lui en tend une. Il s’apprête à s'en aller la fumer lorsqu'une femme Rroms lui dit de venir manger. « Il faut que tu manges, n'oublie pas de manger ». La sympathie que lui exprime les membres des différentes communautés m'étonne toujours. Je sais que la communauté Rrom par exemple a une véritable hantise de la drogue, et pourtant, bon nombre d'entre elles et eux traitent le jeune homme avec une patience proche de la bienveillance.

 

Il est 14 heures déjà. Les gens ont mangé et il leur reste une heure avant qu'on les remette dehors. Ils devront alors attendre jusqu'à 21 heure pour avoir à nouveau un toit. On dort sur des chaises, certains se sont faufilés dans des lits. Un peu de sommeil volé, avant peut-être, une nuit de plus à dormir dehors.

 

Trois jeunes nouveaux viennent me demander des petits sacs en plastique. Ils emballent soigneusement les brosses à dent et rasoirs que je leur ai donné plus tôt. Ça me consterne de voir qu'ils vont conserver ce matériel-là, et je me dis une fois de plus qu'on devrait vraiment acheter de meilleures brosses à dent, et pas cette camelote, dont les personnes font généralement un usage unique.

 

Les gens connaissent l'horaire et s'en vont d'eux-mêmes. Je monte vérifier les étages. Un vieux monsieur dort encore dans son lit. Je le réveille pour lui dire qu'il faut partir.

 

Comme d'habitude, tout s'est très bien passé. Ce serait bien de pouvoir ouvrir un ou plusieurs jours de plus dans la semaine, la maison étant toujours vide en journée. Il est 15h30, après avoir tout fermé, nous sortons. Il fait froid et humide. La plupart des personnes présentes devant la maison vont y rester jusqu'à la réouverture de 21h00. Parfois j'essaie de me mettre à la place de quelqu'un qui assiste à cette scène de désolation pour la première fois (j'y suis tellement habituée qu'elle ne me choque plus), et je me dis que c'est incroyable qu'on accepte de laisser les gens dans un telle misère. Je m'étonne encore que ni la Ville, ni le Canton, ni la Confédération ne nous donne des moyens suffisant pour apporter à ce melting-pot de gens, le répit qu'ils et elles méritent.

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